Je prête pour la première fois la plume de Calamus... parce qu'il me semble important de faire entendre d'autres voix que la mienne, surtout quand cette voix est celle du philosophe Thomas Mercier-Bellevue !
Musique et philosophie sont le socle de l'identité de Calamus... alors, philosophons ensemble sur la musique.
Dans son Éthique à Nicomaque, le philosophe grec Aristote affirme que « les choses sérieuses valent mieux que celles qui ne sont que plaisantes ou amusantes », et prône l’étude et le labeur au détriment du divertissement, sous prétexte que ce dernier ne nous apporterait pas le bonheur.
Cet appel à l’esprit de sérieux semble s’opposer radicalement aux idées que nous avons communément sur la musique : ne serait-elle pas de l’ordre du ravissement, du transport hors de soi, de l’enchantement ? À en croire l’origine du mot « en-chant-ement », la musique serait bien le lieu où se mêlent plaisir et ensorcellement, où le bonheur ne s’obtient qu’au prix d’un abandon de la raison et du sérieux.
Pourtant, cette injonction au sérieux semble omniprésente dans le vocabulaire qu’utilisent les philosophes pour qualifier la musique : « classique », « sérieuse », « savante », la musique serait-elle finalement aride, inaccessible, ennuyeuse ?
Qu’est-ce que ce champ lexical dit de notre vision de la musique, des critères avec lesquelles nous l’évaluons, du type d’expérience que nous en attendons ? Nous nous proposons ici de cartographier ce lexique en rappelant toute l’épaisseur de ces mots : leur signification, leurs connotations, mais aussi les idéologies qu’ils charrient.
1. Vous avez dit classique ?
Ce qui est « classique », c’est d’abord ce qui est digne d’être enseigné en classe ; ce que le passage du temps (soutenu par les institutions scolaires et culturelles) a désigné comme appartenant au patrimoine, comme doté d’une valeur indiscutable. Valeur prescriptive tout d’abord : dire d’un film que « c’est un classique », c’est supposer que tout le monde devrait l’avoir vu – et renvoyer les philistins à leur inculture. Valeur esthétique également, puisqu’on définit souvent le classicisme, par opposition au baroque et au romantisme, comme une aspiration à l’harmonie, à l’équilibre et à la résolution.
La Symphonie n° 25 de Mozart, par exemple :
La jonction entre la valeur scolaire et patrimoniale d’une part et l’esthétique de l’équilibre d’autre part nous informe peut-être sur le soubassement idéologique de la locution « musique classique » : s’opposant d’une part à ce qui est indigne d’appartenir pleinement au patrimoine culturel, d’autre part aux fantaisies dissonantes du baroque et aux épanchements lyriques du romantisme, la musique classique serait une musique sérieuse. Que signifie cette injonction au sérieux ?
2. Adorno et la musique sérieuse
Le concept de « musique sérieuse » est très lié à Theodor Adorno (1903- 1969), qui considère qu’au 20ème siècle, toute musique divertissante est condamnée à être l’alliée de l’« industrie culturelle », industrie du divertissement qui détourne notre regard de la violence sociale et de l’aliénation que représente le travail. Pour Adorno et son acolyte Horkheimer, se divertir, c’est toujours « faire l’apologie de la société ». « S’amuser signifie être d’accord : ne penser à rien, oublier la souffrance même là où elle est montrée. » Pour Adorno, faire la fête n’a rien de libérateur : au contraire, la musique n’est libératrice que lorsqu’elle est « sérieuse », qu’elle échappe à sa récupération par le divertissement. Et plus l’industrie s’étend, plus la musique se doit d’être sérieuse : si Mozart peut être dévoyé par le commerce - comme ce fut le cas avec la Symphonie n° 25 dans une publicité pour Barilla - c’est qu’il faut aller plus loin.
C’est ainsi qu’Adorno défend farouchement le dodécaphonisme, dernier rempart de la haute culture contre son absorption par l’industrie culturelle : difficile en effet d’utiliser le prélude la Suite pour piano op. 25 de Schönberg dans une pub pour lessive, tant le contenu émotionnel et narratif est mis à distance !
L’esprit de sérieux, c’est la résistance qu’oppose la musique à son appropriation commerciale. La méfiance d’Adorno à l’égard du divertissement a amené certains à qualifier toute la musique classique de « sérieuse », par opposition à des musiques « populaires » ou « légères », d’emblée conçues en vue d’une commercialisation de masse.
Cet esprit de sérieux exige peut-être une certaine attitude esthétique, une certaine conception de l’écoute musicale : comment écouter de la musique, et qu’en attend-on, si le divertissement n’a plus lieu d’être ?
3. Soyons sérieux !
Sérieuse, la musique engagerait une écoute « savante » : on appelle alors « musique savante » la musique qui demande au spectateur d’être informé des arcanes de ce qu’il écoute. La connaissance des règles et des astuces de composition prend alors le pas sur un
plaisir musical plus immédiat.
Pour prendre un exemple extrême, écouter Piano Phase de Steve Reich en ignorant tout du principe du déphasage nous plonge dans la perplexité : seule une écoute instruite semble nous permettre d’apprécier l’œuvre dans toute son ingéniosité.
De nombreux philosophes définissent comme « savante » toute musique qui n’est ni populaire ni folklorique. Généraliser l’expression de « musique savante », cela impliquerait que seuls les « savants » auraient accès à cette musique, que l’expérience esthétique serait conditionnée par des connaissances préalables, et qu’elle serait donc l’apanage d’une élite cultivée, par opposition à des musiques populaires qui se donneraient toutes entières, sans aucune médiation.
4. Un héritage récent mais un peu pesant ...
« Musique classique », « musique sérieuse », « musique savante » : on retrouve ces termes dans des nombreux écrits philosophiques ou journalistiques sans que leurs soubassements ne soient toujours explicités. Il s’agit dans tous les cas de concepts classificatoires, qui ne désignent pas tant une propriété de la musique qu’ils ne marquent sa différence avec d’autres types de musique : musique légère, commerciale, populaire, de masse, traditionnelle, folklorique, etc.
Ces concepts se donnent pour tâche de faire des distinctions dans cet ensemble désordonné qu’est la musique. Mais ces distinctions ne sont-elles pas des barrières ? Ne dissimulent-elles pas les points communs que peuvent avoir des régimes musicaux apparemment différents ? Comme l’a montré l’historien Lawrence Levine, la distinction entre arts savants et arts populaires est récente : jusqu’à la fin du 19ème siècle, les troupes ambulantes qui parcouraient les États-Unis mêlaient volontiers airs d’opéra de Verdi, airs traditionnels irlandais, chansons militaires et saynètes de Shakespeare actualisées à la sauce western. Derrière le vacarme d’un public encore très indiscipliné, l’idée même d’une musique « savante » ou « sérieuse » n’a alors que très peu de sens !
Savant ou populaire, sérieux ou léger ; ces distinctions disent bien quelque chose des hiérarchies qui structurent notre écoute et notre rapport à la musique, mais il convient de les questionner afin de ne pas se laisser intimider par les mots, et de laisser la musique être (à nouveau ? ) une source d’enchantement.
Thomas Mercier Bellevue
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Petite bibliographie pour les plus curieuses et les plus curieux :
ADORNO Theodor & HORKHEIMER Max, Kulturindustrie. Raison et mystification des masses, 1947. LEVINE Lawrence, Culture d’en haut, culture d’en bas. L’émergence des hiérarchies culturelles en Amérique, 1988. ROQUE Georges (dir.), Majeur ou mineur ? Les hiérarchies en art, 2000. SHUSTERMAN Richard, « Art populaire, art de masse et divertissement », 2006.
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